La Collection du Plan

Europe : les clés de la souveraineté

« Le Plan est depuis toujours un carrefour. Il publie ses propres travaux d’éclairage et doit aussi relayer des idées extérieures, librement portées par leurs auteurs. C'est l'esprit de la Collection du Plan, avec cette contribution d’un grand acteur de l’Union européenne, qui inaugure une série de publications sur l’avenir de l’Europe, huit ans après le discours de la Sorbonne du président de la République. Autour d’une idée qui s’est imposée : la souveraineté européenne. »

Clément Beaune, Haut-commissaire à la Stratégie et au Plan

Publié le : 24/09/2025

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12 minutes

« La déclaration Schuman du 9 mai 1950 marque le génie et la genèse conceptuelle de l’Union européenne. Ce projet politique était absolument disruptif pour l’époque. Il était en effet initié par ceux qui s’étaient fait la guerre, jusqu’à l’ignominie de la Shoah. Disruptif aussi parce que, dès le départ, le logiciel de la déclaration Schuman était fondé sur l’intégration plutôt que sur la « simple coopération entre gouvernements ». »

Charles Michel, ancien Premier Ministre de Belgique et Président du Conseil européen

Depuis lors, les promesses de démocratie, de paix et de prospérité ont été largement honorées. Et malgré des voix pessimistes, voire hostiles, beaucoup reconnaissent les dividendes spectaculaires en termes de liberté, de développement économique et de cohésion sociale.

Cependant, ces succès déjà engrangés ne peuvent pas nous aveugler. Soixante-quinze ans après la déclaration Schuman, nous devons analyser et agir avec lucidité. Les défis, tant internes que globaux, forment un cocktail d’une complexité sans précédent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’urgence climatique, la métamorphose de l’intelligence artificielle générative et la remise en question brutale de l’ordre mondial fondé sur la Charte des Nations unies… Ceci doit amener notre génération à forger des décisions courageuses et nécessaires pour donner un nouvel élan à l’Union et honorer les promesses de démocratie, de paix et de prospérité.

Trois questions sont posées : le projet, 
le financement et la gouvernance.

Que veut-on faire ensemble ? Comment finance-t-on ensemble ? Comment décide-t-on
ensemble ?

Pour chacune de ces trois questions, je relève le défi et je formule une ou deux idées
concrètes.

Que veut-on faire ensemble ?

L’ambition économique

Renforcer la souveraineté et la résilience de l’Union européenne doit être l’obsession de notre génération. L’agenda stratégique, adopté par les vingt-sept chefs d’État et de gouvernement en juin 2024, est notre meilleure boussole.

Il est urgent de renforcer notre compétitivité et d’assumer la responsabilité de notre sécurité et de notre défense.

Pendant trop longtemps, nous avons pu compter sur la sécurité fournie à bon compte par les États-Unis, des produits bon marché fabriqués en Chine et de l’énergie accessible achetée en Russie.

Cette époque est révolue.

Pour garantir sa souveraineté, l’Europe doit retrouver une ambition de puissance économique et technologique. Nous perdons du terrain en termes de PIB mondial. C’est aussi le cas des pays du G7 dont la part dans le PIB mondial est tombée à 30 %, derrière les 35 % que représentent aujourd’hui les pays des BRICS[1].

Nous devons libérer le potentiel d’innovation de l’Union européenne. Cela passera notamment par un choc de simplification et une élimination des barrières internes du marché intérieur.

Nous avons besoin d’une réglementation intelligente – européenne et nationale – qui offre un cadre stable et prévisible à nos entreprises et met l’accent sur des règles du jeu équitables. Mais aujourd’hui, nos régulations sont complexes et tatillonnes. Elles étouffent l’esprit d’innovation et d’entreprise et deviennent contreproductives. Le principe de précaution dérive vers un principe de suspicion.

Lorsqu’une nouvelle technologie émerge, nous avons tendance à d’abord voir les risques et les menaces, là où d’autres voient en premier lieu le potentiel de productivité et de compétitivité. C’est pourtant la confiance qui constitue le meilleur moteur pour l’innovation et la croissance.

Je plaide pour ancrer une présomption de confiance dans les interactions entre autorités et entreprises privées.

L’exigence de sécurité : la défense européenne

La Chine est de plus en plus assertive sur le plan international. La Russie poursuit sa guerre d’agression contre l’Ukraine. La Maison-Blanche met en œuvre la politique de priorité à l’Amérique (« America First »). L’ordre fondé sur des règles, ancré dans la Charte des Nations unies, est agressé sous nos yeux. Chaque jour davantage.

Dans ce contexte, nous devons avancer sur deux jambes : l’ambition économique et l’exigence de sécurité.

Nous devons donc investir davantage dans des capacités opérationnelles de défense. Nous devons investir mieux en éliminant les fragmentations qui nous coûtent cher en moyens et en perte d’efficacité.

Nous devons aussi donner de la prévisibilité aux industries européennes de défense en identifiant les projets européens prioritaires et en garantissant leur financement.

Je propose de créer un « Conseil de sécurité européen », en tant qu’émanation du Conseil européen. Composé de membres permanents et non permanents représentés au niveau de leur chef d’État ou chef de gouvernement, sa mission serait double : préparer les décisions stratégiques à soumettre au Conseil européen et coordonner une réponse européenne face aux crises. Afin de structurer et d’optimiser la prise de décision stratégique au niveau européen.

Pour appuyer ses travaux, un Commandement européen de défense, composé de chefs d’état-major des États membres, serait chargé de la préparation opérationnelle des décisions. Il aurait aussi vocation à coordonner les efforts de défense et de sécurité et à rapprocher les doctrines militaires des États membres qui le souhaitent. Il faciliterait la planification conjointe d’investissements et favoriserait
des formations et des opérations militaires conjointes.

Ce dispositif permettrait au Conseil européen de jouer un rôle plus actif dans l’unification des positions européennes, au sein de l’OTAN comme dans d’autres enceintes. Cela renforcerait la capacité de l’Union à anticiper les menaces et à agir rapidement et de manière coordonnée sur la scène internationale.

Et je formule une autre idée. Les cyberattaques représentent une menace nouvelle et majeure pour la sécurité nationale et européenne. Face à ces menaces complexes et diverses, je plaide pour la création d’une « cyberarmée » européenne, placée sous l’autorité du Conseil européen et du Conseil de sécurité européen. Ce corps européen de cybersoldats, composé des États membres qui le souhaitent, disposerait de capacités défensives – en termes de prévention, de détection et de réponse aux cyberattaques – ainsi que de capacités offensives. Il s’agit ici de renforcer la souveraineté et la résilience numérique des États membres. Il s’agit aussi de bâtir une véritable force européenne de dissuasion contre les cyberattaques.

Le cadre juridique actuel de l’Union est sous-exploité et offre une variété d’instruments pour progresser sans attendre sur ces sujets.

Le territoire de l'Union européenne

Avoir un destin commun présuppose un territoire commun et une stratégie de sécurité commune. Je propose d’élargir sans attendre l’Union européenne aux Balkans occidentaux, à la Moldavie et à l’Ukraine en qualité de membres associés. Cet élargissement politique renforcerait la stabilité et la sécurité dans la région et ancrerait de façon irréversible ces pays dans l’orbite européenne. Il ne s’agit pas ici de renoncer aux critères d’adhésion. En effet, les futurs États membres rejoindraient dans un premier temps l’Union européenne sans voix délibérative tant qu’ils n’ont pas satisfait aux critères en matière de démocratie, de lutte contre la corruption, d’indépendance de la justice, de primauté et d’acquis communautaires. Et l’accès au marché intérieur devrait être accéléré, progressif et lié aux mérites et progrès sur ces sujets.

Comment finance-t-on ensemble ?

Économie et investissements

Je plaide pour la mise en place d’un tandem de mesures. Tout d’abord, il est urgent de réaliser l’Union des marchés des capitaux. Il y a aujourd’hui vingt-sept marchés nationaux des capitaux. Fragmentés. Et chacun d’entre eux trop petit pour rencontrer les exigences de financement des nombreuses entreprises européennes prometteuses dans les nouvelles technologies. Résultat : selon le rapport Draghi, 300 milliards d’euros d’épargne européenne financent financent chaque année... le développement économique des pays étrangers, notamment des États-Unis.

Pour renforcer sa compétitivité et réussir sa transition écologique et numérique, l’Union européenne doit pouvoir orienter l’épargne considérable des citoyens européens vers les moteurs de croissance de l’avenir.

Par ailleurs, je plaide pour la mise en place, au sein de la Banque européenne d’investissement, d’un Fonds de souveraineté européen qui aurait la mission de concentrer ses efforts d’investissements sur des secteurs stratégiques : infrastructures énergétiques, environnementales, intelligence artificielle. Et bien sûr, le soutien à l’industrie de défense et de sécurité européenne.

Ce Fonds de souveraineté européen devrait être financé par les États membres sur une base volontaire. La gouvernance reflèterait bien sûr les contributions de chacun. Et par ailleurs, les entreprises privées et les particuliers qui le souhaitent pourraient aussi participer au financement d’un tel projet.

Comment décide-t-on ensemble ?

Gouvernance européenne

Le droit de véto, dans sa pratique actuelle, entraîne parfois des lenteurs, voire des paralysies décisionnelles. Cela limite considérablement l’agilité et l’efficacité de l’Union européenne. Il faut revenir à l’esprit du traité de Lisbonne. Il ne peut être fait un usage abusif du droit de véto. Il devrait être utilisé de manière exceptionnelle, lorsque les intérêts vitaux d’un État membre sont en jeu.

En dehors de ces situations exceptionnelles, le droit de véto pourrait se transformer en abstention constructive, avec la faculté laissée aux États membres d’exprimer, officiellement et de manière solennelle, une opinion divergente, et cela sans bloquer le processus de décision. Cette approche vise à concilier les intérêts parfois différents de l’un ou l’autre État membre avec la nécessité d’avancer ensemble. Au-delà des apparences, ce qui nous sépare est bien souvent mince au regard de ce qui nous unit.

Il ne s’agit donc pas de supprimer le droit de véto mais bien de mieux l’encadrer. Le principe du véto garantit des discussions approfondies, des efforts de compréhension mutuelle et des compromis indispensables pour forger l’unité au-delà de la diversité.

Cette unité, quand elle est accomplie, donne beaucoup de puissance à l’Union européenne.

Cet encadrement du droit de véto pourrait être précisé et fixé par une réforme du règlement du Conseil.

Intégration économique, investissements conjoints, sécurité et défense… mais surtout unité ! Ce sont à mes yeux les clés d’accès pour une Union souveraine, résiliente et influente qui protège les citoyens européens, leurs libertés et leurs intérêts.

Voici quelques idées en forme de graines pour une future souveraineté européenne. Dans l’espoir d’une croissance rapide.

Charles MICHEL

[1] Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud.

La Collection du Plan publie des contributions originales
sur une thématique donnée en vue d'éclairer le débat public. 
Les opinions exprimées n'engagent que leurs auteurs.

Auteur

Charles Michel

Ancien Premier Ministre de Belgique et Président du Conseil européen

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